Sémiosine

La Caisse d’Épargne et le gap de la retraite

Pour ses produits « assurance vie » et « retraite », la Caisse d’Épargne décline sa campagne à succès des définitions, en coupant les visages de ses clients en deux. Ou comment la continuité voulue se transforme en rupture perçue.

Un visuel en noir et blanc, trois bandes parallèles de même surface, un visage divisé en deux parties égales, l’une jeune, l’autre plus âgée, quelques touches de rouge portées par le logo et le mot Retraite, voici le dispositif retenu par la Caisse d’Épargne pour communiquer sur son « simulateur retraite » et convaincre les consommateurs de préparer celle-ci dans leurs agences.

Le format portrait, l’adresse des regards au spectateur, l’absence de contexte, la légère surexposition des visuels, la discrétion des apprêts vestimentaires, autant de signes qui tous disent une simplicité qui confine à l’épure et concourent à créer une esthétique du neutre et de l’objectivité – proche de celle des photos d’identité officielles -, ce que renforce encore la forme « définition de dictionnaire » utilisée pour la partie linguistique. Rien à dire donc au premier abord, si ce n’est qu’à côté du baroque de certaines campagnes, la Caisse d’Épargne a pris le parti de porter un discours sans esbroufe, quasiment naturaliste, où le vieillissement ne craint pas d’être représenté comme prolongement des vertes années, à rebours de l’idéal contemporain de jeunesse éternelle.

Plus encore, l’homologie des visages est à ce point affirmée que pour certains visuels la différence d’âge ne saute pas aux yeux* de sorte qu’entre les deux parties du portrait c’est bien la continuité qui est affirmée et non la rupture : l’intégrité identitaire des sujets n’est pas atteinte par le fait de vieillir, c’est toujours lui, c’est toujours elle, manière visuelle de traduire le compliment courant lorsque l’on croise une personne que l’on n’a pas vue depuis longtemps : « tu n’as pas changé ».

Et pourtant, cette continuité formelle est mise à mal par la bande linguistique qui vient s’intercaler entre ces deux moitiés du même portrait et qui précisément fait rupture : la continuité est battue en brèche, l’unité des visages divisée pour ne plus être que des visages coupés en deux. Le naturalisme a cédé la place à une vision quasi anthropométrique, voire anatomique, qui fait basculer la neutralité du noir et blanc vers des valeurs assurément plus funèbres.

À un autre niveau de lecture, et en vertu du code culturel qui identifie la gauche au passé et la droite au futur (cf. la frise chronologique ou même plus simplement encore le sens de lecture), cette bande intercalaire en faisant ainsi coupure vient dire l’avant et l’après en deux parties irréconciliables et irrémédiablement séparées, de sorte que la sérénité de ces visages semble tout à coup bien illusoire. De sorte aussi que et la retraite et le vieillissement apparaissent comme l’autre rive, l’autre côté, une autre vie sans lien désormais avec celle d’avant.

Du coup, à bien y regarder, si l’on suit cette mise en scène du passé/futur connotée par le découplage gauche/droite, on en vient logiquement à se demander ce que la Caisse d’Épargne a fait du présent… sauf à considérer qu’elle l’incarnerait à elle seule. Il y aurait alors matière à un nouveau paradoxe : la volonté d’accompagnement affichée par la Caisse d’Épargne peut-elle se faire au prix de cette fracture identitaire qu’elle met finalement en scène ?

 *Notons d’ailleurs que cela concerne particulièrement les portraits de femmes qui, hormis quelques rides, n’accusent pas les même signes extérieurs de vieillesse que les hommes, cheveux blancs notamment. Comme quoi l’égalité homme-femme sur ce point est encore à construire, mais c’est un autre sujet…

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