Sémiosine

Les deux visages de Karl Lagerfeld, par Elle et Grazia

Pour les célébrités, il existe une vie médiatique après la mort. Karl Lagerfeld ne fait pas exception à la règle. Suite à son décès le 19 février 2019, la presse écrite nationale lui rend hommage. L’effigie de la maison Chanel fait la une de nombreux magazines qui le représentent par des signes vestimentaires et identitaires emblématiques : costume serré voire aristocratique, lunettes teintées, catogan devenu mythique et dualité du noir et du blanc.

Une allure reconnaissable entre mille mais qui banalise par conséquent ces couvertures. Elles semblent en effet jouer sur ces mêmes codes visuels sans afficher de réel positionnement quant au contenu éditorial et au ton rédactionnel employés pour traiter de sa disparition. Et pourtant, une brève analyse sémiologique permet d’appréhender la prise de position de chaque magazine.

Prenons Elle et Grazia. À première vue, ces deux hebdomadaires proposent une couverture relativement similaire, organisée autour de l’omniprésence chromatique du noir et du blanc et du légendaire profil du créateur de mode. Véritable repère d’identification, l’isotopie visuelle des détails vestimentaires se réfère instinctivement au  mythique récit que Karl Lagerfeld s’est efforcé de construire tout au long de sa carrière. Cependant, malgré ce mimétisme iconique,  Elle et Grazia s’opposent considérablement dans leurs prises de discours. Ces deux magazines promettent, dès cette première image, de dévoiler de façon distincte l’un des deux visages d’un homme connu pour son génie et ses multiples controverses.

LE YANG DE ELLE

Le magazine Elle opte pour une iconicité symbolique. Par un cadrage en plan moyen, Karl Lagerfeld s’inscrit dans un décor qui contextualise instantanément son personnage. Représenté sur le podium d’un défilé, le rayonnement significatif de sa prestance est optimal. Par ailleurs, les jeux de lumières et les contrastes participent à sacraliser sa présence. Tandis que la dominance est au blanc, sa silhouette est signifiée par un noir ombré, emprunt d’une légère transparence.

La dimension narrative dégagée du schéma iconique de la couverture est immédiatement perceptible. Que ce soit à l’échelle du décor (le drapé en second plan qui se réfère au linceul) ou par le symbolisme des couleurs (le blanc évoquant la lumière, la paix et la sagesse), Elle modélise visuellement le passage d’une icône immortelle dans l’au-delà. En optimisant la présence de codes conventionnellement connotés au champ spirituel, le magazine cultive la profondeur esthétique et légendaire de ce personnage.

Le dévouement hyperbolique du magazine invite le récepteur à se plonger dans une lecture aspirationnelle dont le message est entièrement destiné à la vénération et au culte. Ce symbolisme se justifie également par les éléments linguistiques : tandis que le « Merci Karl » est implacablement enraciné sur la couverture par le biais d’une typographie bâton qui traduit une stabilité, voire une résistance, analogue au parcours professionnel de Karl Lagerfeld, les éléments textuels « visionnaire », « passionné » et « hors norme » dénotent la volonté du magazine d’entretenir la mythologie de ce grand maître de la mode.

LE YIN DE GRAZIA  

Exposé sur un aplat d’un noir intense, le cadre rapproché de l’image focalise notre regard sur le visage de Karl Lagerfeld. Par le biais de ce plan, Grazia amène naturellement le lecteur à se rapprocher de l’intimité de la célébrité.

Chaque élément plastique confirme la volonté du magazine de pénétrer la sphère confidentielle du mystérieux Karl Lagerfeld. Que ce soit sous l’angle de la composition qui met en scène un portrait occupant les deux tiers de l’espace visuel ou par l’emploi d’un intense contraste dont la luminosité démystifie la beauté immortelle du styliste. Cette représentation iconique, adoptée par Grazia, a pour ambition de dévoiler, par le biais d’un réalisme peu flatteur, les imperfections physionomiques d’un homme pourtant réputé pour sa fascination de la beauté. Ainsi, les traits figuratifs de ses rides marquées, de ses cheveux gris désordonnés sont renforcés par l’omniprésence du noir en arrière plan. Ce noir qui se réfère intuitivement au champ de la mort et au deuil mais symbolise également le péché et l’obscurité. Une façon pour Grazia d’incarner visuellement les mystères qui ont entouré le personnage de Karl Lagerfeld tout au long de sa vie ?

Le positionnement adopté par Grazia est renforcé par les marques linguistiques présentes sur la couverture. Le « Karl » situé en bas de page, sans contextualisation discursive, dénote une forme de familiarité, de promiscuité presque incongrue. Aussi, l’accroche « les 1001 vies d’un prodige » faisant référence aux « Mille et une nuit », ce livre racontant les récits de personnages royaux mis en miroir les uns par rapport aux autres, évoque naturellement les 1001 facettes du mythe Karl Lagerfeld. Une mythologie que Grazia promet de démasquer en exposant le réalisme factuel d’un visage trop souvent dissimulé derrière une iconicité esthétiquement idéalisée.

Deux magazines, deux couvertures , deux contrats de lecture visuellement antinomiques. Si au premier contact, notre regard n’est pas sensibilisé aux différents positionnements véhiculés par ces deux quotidiens, l’analyse plastique de quelques éléments iconiques nous révèle un engagement rédactionnel respectivement opposé. Si l’un défend une ligne éditoriale privilégiant le culte artistique inhérent au créateur par un visuel esthétique voire symbolique, l’autre promet de révéler les failles de l’ homme caché derrière le mythe.

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