Sémiosine

Interview #6 : sémiologie et création graphique

Rencontre avec Stéphane Massa-Bidal, directeur artistique et sémiologue, qui nous parle de son métier et de l’apport de la sémiologie dans la conception graphique.

Sémiosine : Directeur artistique et sémiologue, plutôt atypique comme CV. Peux-tu nous raconter ton parcours ?

Stéphane Massa-Bidal : Quand on m’interroge sur mon métier, je me présente comme sémioticien de formation et designer graphique par déformation. Une formule comme je les aime, qui résume bien mon parcours. Un parcours atypique, c’est vrai, et assez chaotique aussi, où sémiologie et création ont toujours cohabité, et ce, avant même que je puisse mettre des mots dessus. De formation scientifique, j’ai rejoins la Faculté de Lettres modernes. C’est là que j’ai découvert la sémiologie, un cours imposé au départ qui m’a parlé sans même savoir de quoi cela parlait, je ne comprenais pas tout, mais j’avais trouvé le truc, le déclic. C’est une matière qui me parlait : signifiant, signifié, comprendre une image, un discours, articuler les deux, etc. J’ai été enseignant-chercheur en sémiotique sur les interfaces homme-machine, avant même qu’on parle d’UX et d’UI. Après quelques années dans l’enseignement, j’ai occupé un poste de responsable éditorial à l’université Lyon 2, où j’ai pu commencer à mettre au point quelques campagnes web à l’esprit décalé. Et finalement, à 37 ans, j’ai décidé de devenir le créatif qui sommeillait en moi. J’avais envie de développer et d’articuler sémiotique et créativité. J’ai commencé par le graphisme, ce qui me semblait le plus accessible pour matérialiser cette relation. Et ce que j’ai aussi développé dans mes cours de créativité et de graphisme à l’université de Nîmes et à e-artsup Lyon.

Sémiosine : Comment la sémiologie intervient-elle dans ta pratique de directeur artistique au quotidien ?

Stéphane Massa-Bidal : C’est assez compliqué d’analyser son propre processus de création, d’isoler les deux disciplines, de voir laquelle je mets en œuvre et à quel moment. Spontanément je dirais que c’est avant tout la créativité. La sémio vient après, en complément. Dans un premier temps, je la mets à distance, je ne la verbalise pas car si je me coince dans les signes, les codes, je ne vais pas y arriver. La sémiologie intervient en phase de vérification, même si je pense qu’elle est déjà intégrée de fait à mon travail. Dans le travail de création, j’oublie la sémio mais en réalité, elle est au fond du process. Un de mes talents, est de faire s’articuler et se connecter des codes hétérogènes, et ça c’est à la fois sémiologie et créativité.

Sémiosine : Penses-tu que c’est cette double approche qui fait ta spécificité et qui in fine intéresse tes clients ?

Stéphane Massa-Bidal : j’ai un goût particulier pour l’image, le texte et les jeux de mots. Mes réalisations graphiques sont très imprégnées par mon parcours littéraire et mes études en linguistique. Le graphisme vient épauler le texte mais, avant tout, c’est du texte, du langage, de la créativité. Les gens viennent me voir pour mon style. J’aime l’esprit des pubs Monoprix, les détournements de Clémentine Mélois.

Ce qui m’intéresse, c’est de jouer avec le langage. Je me reconnais totalement dans cette tendance de fond qui dit : « on va s’emparer du message, on va le détourner ». C’est une revanche sur les copywriters, une appropriation, un Grand Détournement généralisé comme dans des Fists et Lettres, Kradify, Adieu et à demain ou bien encore Les Cartons.

Dans mon travail, je m’attache à casser tous les discours construits pour comprendre les éléments de langage. Une partie de ce travail langagier commence dans mon projet Retrofuturs et se termine dans celui des Contrepétographes, projet à deux mains avec Dom Agnesina, où nous créons des contrepèteries illustrées.

En tant que consultant-formateur, j’interviens au moment de la lecture d’une image, d’un logo. En cours, on va s’attacher à comprendre et analyser comment les unités d’information sont placées. J’incite les étudiants à prendre le temps de regarder l’iconographie et à essayer de comprendre pourquoi et comment ça marche. L’apport de la sémio fait que les élèves ressortent du cours avec l’idée que les choix d’image ne sont pas anodins, comme par exemple un de mes cours où j’ai invité mes étudiants à regarder comment fonctionnait le langage créatif de Banksy, sémiologue comme Monsieur Jourdain, ou bien même un autre cours où nous avons analysé comment se faisait la construction du voyage chez Costa Croisière, où l’on a gommé le bateau (sûrement obligé) au profit des destinations.

Sémiosine : Nous avons remarqué de notre côté que la sémiologie est de plus en plus enseignée en école d’art comme en école de commerce. A ton avis pourquoi ?

Stéphane Massa-Bidal : C’est un très bon outil de structuration de la pensée, même si j’ai l’impression qu’elle semble être une science en perte de vitesse aujourd’hui.

Sémiosine : En perte de vitesse ?!

Stéphane Massa-Bidal : Oui, aujourd’hui, il n’y a guère que François Jost, Denis Bertrand ou Virginie Spies qui soient interviewés dans le domaine très restreint des médias. La sémiologie en tant que science est un peu morte, elle a connu un âge d’or avec Barthes et Baudrillard, ce qui explique encore sa visibilité dans les analyses de médias, mais c’était une autre époque, plus tournée historiquement sur une réflexion sur les classes sociales. Maintenant, on est hipsters ou bobos (je généralise), connectés, ça manque un peu d’explications, on est dans un lifestyle permanent mais sans aucun recul.

Alors, à quand des analyses sémiotiques grand public du digital ? Aujourd’hui elle est au service du marketing. Elle est mise au service de quelque chose, on ne l’enseigne plus en soi comme une discipline à part entière, contrairement à la linguistique qui continue d’exister (malgré la réforme des universités) pour des raisons économiques, via le traitement du langage par exemple. Une des manières de la rendre plus visible ce sont les big datas… parce qu’il y a du sens qui est contenu, des choses produites par des utilisateurs et c’est tangible.

Intégrer la sémiologie dans les programmes montre la volonté de donner du sens aux créations des étudiants, de montrer qu’il y a du sens dans ce que l’on produit. Ça répond à une demande croissante des gens qui veulent comprendre le pourquoi des choses et donner du sens à ce qu’ils font. Il n’y a qu’à voir le succès du développement personnel ! C’est en ça que je disais que la discipline est en perte de vitesse. Ce n’est plus la sémiologie/sémiotique pour la sémiotique qui intéresse c’est la sémiotique pour le marketing, pour ce qui fait vendre, c’est aussi une force.

Sémiosine : Le sémiologue comme garant, garde fou, gardien du sens ?

Stéphane Massa-Bidal : Oui, en quelque sorte. En l’occurrence, pour des graphistes, c’est leur donner des billes et délimiter leur terrain de jeu. En tant que directeur artistique et sémiologue, je connais et comprends les codes, je suis en mesure de les comprendre et, du coup, de pouvoir, parmi toutes les manières de communiquer, choisir celle qui est la moins attendue. C’est en tout cas ce que je m’efforce de faire au quotidien dans mes réalisations. Faire entrer celui à qui je m’adresse dans la connivence de la communication en lui proposant un autre chemin que celui auquel il s’attendait. Ma double spécialité me permet non seulement de gérer tout le process (analyse, recherche, solution graphique et réalisation), mais aussi le positionnement de marque.

Sémiosine : Là où la sémiologie peut être intéressante pour un artiste c’est en somme, de lui permettre d’expliquer et de défendre ses orientations créatives ?

Stéphane Massa-Bidal : Oui. Pour résumer, je pense qu’un bon DA le fait de manière empirique là où un sémiologue le fait de manière rationnelle.

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