Sémiosine

À la RATP, on n’est pas des bêtes

La campagne de la RATP contre les incivilités s’inscrit dans la tradition des moralistes du XVIIe siècle. Mais militer pour le bien d’autrui n’interdit pas d’avoir le sens de ses intérêts. Tout est question de rhétorique.

Paris, automne 2011. La Fontaine semble avoir investi les transports parisiens, désormais peuplés d’animaux aux comportements grossiers. Haro sur les incivilités ! Publicis et son annonceur prennent le parti de jouer les poètes pédagogues et d’« instruire en amusant ». 6000 affiches, 20000 stickers apposés… la campagne est de taille pour dénoncer les manquements au respect dans les espaces de la RATP. Les poubelles mêmes ont droit à une phrase aux accents de pastiche littéraire : « Vous mangiez, j’en suis fort aise, et bien jetez maintenant ! »

Pour l’essentiel, cinq visuels se déclinent de façon identique : l’homme à tête d’animal est campé dans une situation emblématique de son manque de civisme. Sous les regards réprobateurs, la figure centrale du fauteur de troubles se distingue. Cette image assume le corps de la fable, l’histoire ; une phrase aux accents de maxime fait office de morale, d’âme de la fable.

Rien de bien neuf dans tout cela, puisqu’il y a vingt ans déjà, la RATP usait de poncifs animaliers pour fustiger le fraudeur. Le resquilleur a simplement changé d’avatar : de pie, il s’est fait grenouille.

La campagne actuelle a toutefois gagné en subtilité. Naguère, la comparaison “Voleuse comme la pie” accompagnait l’image de façon redondante. Aujourd’hui, un principe analogique implicite préside au choix de l’animal grâce à des indices à déchiffrer (ici, le verbe “sauter”).
Le registre reste pourtant le même. Derrière ces co-occurrences, ces automatismes culturels, voire populaires, sommeillent des visions archétypiques : la grenouille saute, la poule caquète, le lama crache, le buffle fonce, et le paresseux ? il est tout bonnement… paresseux. Du pléonasme au truisme, il n’y a qu’un pas que l’on franchit aisément.

Le destinataire : un public à amuser

Comme des devinettes, chaque affiche sollicite la compétence d’un lecteur retourné en enfance. Jouant sur un effet de reconnaissance, elle crée une proximité que renforcent le décor réaliste et les numéros des lignes (comme la polysémie de l’expression “sur toute la ligne”). L’insertion de ces affiches dans le quotidien rappelle le procédé du miroir, un miroir déformant et parodique tendu à l’usager des transports en commun. Doublement créatrice de distanciation, cette campagne séduit son destinataire, sans le mettre en cause. De fait, les acteurs de ces saynètes n’aident guère à l’identification ; créatures hybrides, ils ne sont ni l’allégorie d’un tempérament, d’un type humain, ni la représentation cryptée d’un individu. Photographiés en train de commettre un acte répréhensible, ces êtres d’une autre espèce ne désignent personne en particulier.

Le message : une morale à transmettre

Chaque saynète s’accompagne de deux vers de longueur presque identique, qui riment entre eux. Adoptant le carcan formel de l’écriture poétique, ces phrases brèves prennent des allures d’aphorisme, de maxime péremptoire. La portée généralisante du propos découle du pronom relatif indéfini « qui », du présent de vérité générale et du déterminant indéfini “un”.

Répandue chez les moralistes du XVIIe siècle (La Bruyère, La Rochefoucauld, Pascal…), cette forme confère au texte toute sa force de conviction, fondée sur un sentiment d’évidence, d’implacabilité. Chaque phrase déroule ainsi une logique inattaquable, fondée sur un rapport de cause à conséquence. Le futur même s’entend comme certain et catégorique : « Qui jette 1 chewing gum à la poubelle en aura moins sous les semelles.» / « Qui bouscule 5 personnes en montant ne partira pas plus vite pour autant. »
Le passage du particulier au général s’effectue donc dans le relais qui s’instaure entre l’image et le texte. Ici encore, la RATP n’incrimine personne, d’autant que les conséquences des actes incivils ne pèsent que sur ceux qui les ont commis.

Le locuteur : une image de marque à soigner

Second et dernier niveau de texte, le slogan « Restons civils sur toute la ligne » résonne comme une injonction martelée. Véritable credo de la RATP, il se décline suivant les couleurs de telle ou telle ligne du réseau. Ici, le spectateur se sent enfin concerné, comme le prouve le choix de l’impératif « Restons » qui inclut le lecteur dans une démarche commune en faveur du respect mutuel. La RATP s’impose ici comme un acteur majeur et responsable au cœur de la ville (rappel de sa signature « Aimer la ville »).

Finalement, les décors nous introduisent dans le monde merveilleux de la RATP où tout n’est que propreté, modernité, convivialité et rapidité, ce que suggèrent la ligne oblique et les couleurs vives. Quant aux éventuels dysfonctionnements, ils sont imputables aux usagers.
Publicis connaît manifestement sa rhétorique sur le bout des doigts ; séduire le lecteur (pathos) et argumenter (logos) n’ont qu’un seul objectif : rendre l’annonceur sympathique et respectable (ethos). Ne prenons pas le public pour plus bête qu’il n’est !

2 réflexions sur “À la RATP, on n’est pas des bêtes”

  1. Excellent ! Merci pour cet article. Ca permet également de faire passer le message « vous êtes des animaux » mais de manière indirecte, comme vous le souligniez. Au plaisir de vous lire prochainement. Elodie

    1. Séverine Charon

      Merci Elodie pour ce message enthousiaste et cette fidélité à toute épreuve. Le bonheur de débusquer les implicites est décidément ce que nous avons en commun…

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