Sémiosine

Fortunes et infortunes du mot “luxe”

Pour ceux qui n’ont pas pu se procurer le dernier numéro de la revue Influencia, Le Luxe, sorti fin juin, nous reproduisons ici dans son intégralité l’article de Séverine Charon consacré aux évolutions sémantiques du mot “luxe” à travers l’histoire.

Placardé sur les affiches, apposé sur des produits ordinaires, rebattu sur les sites de ventes, le mot LUXE est désormais au cœur des offensives marketing ! Galvaudé, il est indiscutablement entré dans l’ère du soupçon. Retour sur un terme dont la plasticité sémantique épouse une notion protéiforme.

Origines du luxe et luxe des origines

La notion de luxe, dans ses caractéristiques essentielles et universelles, préexiste largement au mot luxe, cette invention linguistique française qui ne voit le jour qu’au XVII° siècle. Elle apparaît en effet en même temps que l’homo sapiens, consacrant la supériorité de ce dernier sur toute autre espèce animale. Dans les sociétés primitives, le luxe procède déjà d’un désir balbutiant de beauté, de raffinement. Souvent réservé aux grands chefs et aux dieux, il relève également d’une entreprise de sacralisation. La cérémonie du potlatch (rituel basé sur le don) ajoute à cette valeur symbolique assumée par le superflu, un principe de rivalité et d’ostentation, puisque tout don appelle un contre-don impliquant une surenchère de dépense.

Naissance du luxe à la française

Apparu vraisemblablement en France en 1606, le mot luxe désigne ce mode de vie dispendieux adopté par les puissants et les riches par goût du plaisir, de la monstration. Facteur de distinction sociale, principalement statutaire, il est d’abord réservé au monarque qui l’utilise pour impressionner ses rivaux et établir sa supériorité, puis aux aristocrates par le truchement des lois somptuaires. Emblématique du luxe à la française, le château de Versailles fait ici figure de lieu commun dans cette mise en scène tapageuse qui conforte la légitimité du pouvoir par l’exhibition même de cette légitimité. Fer de lance de cette promotion étatique qui assimile le roi à sa nation, les manufactures royales créées par Colbert posent les fondations d’un luxe industriel, propre à stimuler la création et à doter le savoir-faire français d’un renom international. Dès lors, une mythification du luxe est en marche, qui le fait remonter au Roi-Soleil et autorise l’étymologie romanesque faisant découler le mot luxe de lux, la lumière. Le luxe serait à la fois ce qui rayonne et ce qui éblouit, en témoigne la manière dont la France s’enorgueillit toujours de ce luxe qu’elle exporte.

Un sujet de querelle philosophique

Un siècle plus tard, la question de l’utilité sociale du luxe agite les milieux intellectuels. Rousseau stigmatise l’effet délétère du luxe qui « corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise ; [qui] vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; [qui] ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres ». Fort des pensées mercantilistes, Voltaire y voit au contraire un moteur économique remarquable, facteur indubitable de civilisation : « Si l’on entend par luxe tout ce qui est au-delà du nécessaire, le luxe est une suite naturelle des progrès de l’espèce humaine ». Oscillant entre des connotations péjorative et méliorative, le mot luxe continue d’abriter en son sein toutes les contradictions et tendances paradoxales. Là est sans doute sa raison d’être, celle qui permettra à chacun de projeter librement sur lui sa définition la plus personnelle.

Le luxe s’embourgeoise

L’avènement du Moi, d’un culte préromantique voué à la sensibilité, l’instauration d’une morale du plaisir, font évoluer le luxe d’une sphère essentiellement publique et économique, vers une dimension plus intime et personnelle, celle de la jouissance. Celui-ci intègre alors les notions de commodités et de bien-être. Une revendication identitaire est toujours à l’œuvre, qui flatte l’individu dans ses envies de confort, lui procure la satisfaction d’avoir ce qui se fait de mieux dans ce domaine, quand elle ne confirme pas aux yeux de tous sa réussite dans les affaires. Pour rester inaccessible, le luxe ne doit pas pour autant demeurer invisible. C’est ainsi qu’il rappelle au vulgum pecus sa triste condition, démontrant par là même l’un de ses aspects intrinsèques : le privilège.
Au XIXe siècle, Paris devient capitale de la mode, portée par le foisonnement des grandes maisons qui y fleurissent : Lanvin, Hermès, Cartier, Vuitton… Son modèle de type artisanal et aristocratique s’élargit, intégrant alors les avancées industrielles et l’avènement de la bourgeoisie.

Vers un idéal de production et de consommation paradoxal

L’entrée dans la modernité s’accompagne de grandes mutations : l’artisan devient créateur, la matière première est définitivement supplantée par l’aura du nom et le prestige de la marque, les produits de luxe font leur entrée dans les grands magasins. Le mot luxe se charge d’une puissance symbolique forte, puisqu’il s’incarne désormais dans des noms de créateur, de lieu, de marque, sortes d’images mentales à l’œuvre dans une mémoire collective.
Héritier du passé, porteur d’avenir, le luxe devient ambivalent. Parce qu’il contient l’idée de déviation, d’écart liée à son étymologie, le mot luxe se fonde sur une obliquité sémantique, une volatilité intrinsèque, qui lui permet d’osciller sans cesse entre des pôles contraires, récusant toute définition figée.
Dans notre société de consommation, la situation se radicalise encore, le luxe devenant à la fois virus et antidote. Véritable divinité que l’on idolâtre dans les temples consacrés à la marque ou flagships, ivresse consumériste qui finit par confondre l’être et l’avoir, il est aussi le moyen d’assouvir une quête de sens, de revenir à l’essentiel à travers ce mouvement de dématérialisation qui préconise un retour à l’essentiel, à l’humanisme, voire à un certain dénuement. S’il évoque toujours le sur-mesure, le culte voué au savoir-faire, le temps incompressible de fabrication, il désigne simultanément son frère ennemi, l’industrie du luxe qui trouve sa consécration la plus prosaïque et la plus éphémère dans le masstige.

Démocratisation du luxe et retour à l’essentiel

Diversification et extension de marque, distribution massive via internet, et même contrefaçon, le luxe est indissociable d’une logique marketing et financière. Il se généralise, partant se banalise. Glissement sémantique oblige, le terme luxe constitue aujourd’hui le sésame qui permet au consommateur de pénétrer cet univers fantasmé où les désirs deviennent réalité. Le langage révèle ici sa dimension performative : au moment où l’on appose sur l’étiquette de tel produit de grande consommation, l’appellation luxe, gold, prestige, on transfigure concrètement ce dernier qui devient luxueux. Suffirait-il de nommer la chose pour la convoquer et la faire exister ? Ce concept de démocratisation pourrait bien résonner comme une aberration langagière, un miroir aux alouettes qui paraît désavouer ce qui en fait justement la saveur (critères d’exclusivité et de rareté).
Haro sur le matérialisme et le superflu, un “nouveau luxe” se prend à rêver d’élévation, loin d’une société de consommation qui a montré ses limites. Il flirte avec l’émotionnel et l’expérientiel, redonnant à l’humain son statut de sujet et sa singularité. Si le sensible est la porte d’entrée dans le sacré ; la dimension éminemment poétique, et donc subjective, du mot luxe se charge de nous le rappeler.

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